-VII-

En cette fin d'automne la campagne était triste comme une lande. Le vent, arrachant aux arbres leurs dernières feuilles, fouettait jusqu'à l'horizon d'âpres nuages. Le fleuve s'étendait étale et gris comme une lame de plomb. Un tourment obscur oppressait la terre. Gérard ne se sentait pas la force d'affronter seul cette nature désolée. Elle s'accordait trop à son chagrin.

Depuis deux jours, il n'était presque pas entré chez Marie, irrité qu'elle eût semblé prendre le parti de la garde contre lui. N'avait-elle pas senti ce que les insinuations de celle-ci avaient de dégradant et presque d'insultant pour leur amour. Il ne comprenait plus Marie...

« Vous paraissez bien sombre. Ne m'emmènerez-vous pas promener aujourd'hui ? »

Gérard n'avait pas entendu Gisèle venir derrière lui sur le perron. Le moyen de se dérober à cette invite ?

Il ne se l'avouait pas à lui-même : la proposition de Gisèle lui causait un secret plaisir. Bien qu'il la détestât, mieux valait sa compagnie que la solitude. La garde le déroberait à ses pensées pénibles. Elle peuplerait cette étendue dépouillée de joie où il n'osait s'aventurer.

Le vent soufflait, humide et froid. Il entrechoquait avec un bruit d'ossement les branches nues. Pour avancer, tous deux penchaient le corps en avant, pareils, dans leurs manteaux envolés, à des figures de proue abandonnées sans vaisseau. Une exaltation les prenait pourtant à vaincre ce vent. Joie leur était aussi de se sentir posséder par lui, emportés dans le grand tourment de la terre. De toute leur force, ils participaient à cette nature en révolte.

Impossible de se parler dans ce vent. Il arrachait les mots, les emportant par bribes dans l'espace. Il eût fallut crier, mais le souffle manquait.

Gérard se demandait quel plaisir Gisèle pouvait trouver à sortir avec lui. « Elle me déteste, se disait-il, un éclat comme celui d'avant-hier le prouve. Je crois, d'ailleurs, qu'elle hait tous les hommes. Marie du moins le prétend. Alors, pourquoi vient-elle avec moi, et semble-t-elle prendre plaisir à parcourir à côté de moi nos campagnes ».

Gérard ne pouvait comprendre le sentiment complexe de Gisèle Perceron. Sans doute, en tant qu'il était un homme – un mâle – l'exécrait-elle. Lorsqu'elle le voyait auprès de Marie, attentif et passionné, elle le détestait. Derrière chacune de ses paroles, elle supposait une intention charnelle. Elle transposait chacun de ses gestes. Tous lui manifestaient le mâle en rut et qui sourdement guette sa proie. Mais seule avec lui, elle éprouvait au contraire une grande sécurité. Elle le savait amoureux de Marie, éperdument. Elle n'avait point à redouter qu'il la désirât. Elle pouvait se livrer sans crainte à l'intérêt que lui inspirait cet artiste. Il comprenait si bien la campagne – sa campagne du Bourbonnais -. Gisèle ne se lassait pas de parcourir avec lui ces paysages d'automne, collines bleues et rouges, étangs, et, derrière le village, la forêt.

Le vent redoublait autour d'eux, plaquant sur leurs jambes des paquets de feuilles mouillées. Les flexibles peupliers d'Italie s'inclinaient et se reprenaient dans la tempête. Seules les mouettes, précocement venues cet automne et messagères d'un hiver froid, méprisaient la tornade, planant à leur gré, ailes largement ouvertes, puis fonçant brusquement sur les eaux.

Gérard et Gisèle gagnèrent la forêt, mieux abritée que la vallée. De fait, bien que le vent entrefroissât encore les cimes, on pouvait respirer. S'ils l'avaient voulu, ils eussent parlé sans trop de peine. Mais ils restaient étourdis de leur lutte contre la tempête. « O wild west wind, thou breath of Automn's being... »

Gérard s'étonna d'entendre Gisèle citer ce vers. Elle connaissait donc l'Ode au vent d'Ouest. En guise de réponse, il poursuivit la citation :

« Thou, from whose unseen presence the dead leaves are driven... »

« unseen », peut-être, « mais bougrement sentie, et manifestée dans tous les cas » ajouta-t-il.

Autour d'eux s'étendaient les ravages de la tempête : arbres brisés, d'où montait l'odeur fraîche de leur sève, branches rompues, pendant lamentablement au long du tronc, clairières ravinées par la pluie d'orage. Gérard les regardait peu. Il s'étonnait que Gisèle Perceron fût si cultivée. D'où pouvaient lui venir ses connaissances. Qu'elle aimât l'Ode au vent d'ouest, il en ressentait une impression de connivence. Les poèmes qu'il admirait faisaient si intimement partie de lui qu'il lui semblait qu'en les aimant on l'aimait lui-même. Des goûts communs en art ou en littérature créaient la meilleure introduction à son amitié. Pour lui, ces goûts communs n'étaient pas seulement une communication des intelligences, mais une sympathie de l'âme.

Le vent d'est qui la veille avait déchiré la forêt tournait au sud. Une colline en abritait la forêt ; ils pouvaient causer à leur aise. Gisèle Perceron avait lu l'admirable étude de Charles du Bos sur Shelley : « Du spirituel dans l'Ordre littéraire ». Ils en vinrent à parler de Guérin. Gisèle connaissait presque par cœur le Centaure et la Bacchante. Elle pouvait réciter des passages du Glaucos. Nulle conversation ne se fût si bien accordée avec l'espèce de bain de nature où ils venaient de plonger. Imbus de vent et d'air humide, ils goûtaient avec acuité ces périodes chargées de sève, ces vers ruisselants de soleil, alourdis des parfums de la terre et des eaux.

Quand ils revinrent vers la maison, les vents étaient presque tombés. Ils marchaient côte à côte, si animés que le vieux jardinier, les croisant, eut un sourire entendu. Ils étaient trop absorbés pour le remarquer, et sur le perron, de long en large, ils poursuivirent encore longtemps leur conversation.

De sa chambre, Marie entendait des bribes de leurs voix. Que pouvaient-ils se dire ainsi, et pourquoi restaient-ils sur le perron, ce soir froid d'automne, au lieu de monter auprès d'elle. La solitude lui pesait. Dans la chambre voisine pleurait le petit Joël. À quoi pensait la garde à parler ainsi quand l'heure de la tétée était déjà passée. Chaque minute, Marie se sentait davantage mécontente.

Gérard entra le premier auprès d'elle, tandis que Gisèle se hâtait de changer le bébé. La chambre était presque obscure et Gérard ne vit de Marie que sa silhouette sur le drap. Il s'assit au pied du lit et tout heureux commença de raconter leur promenade, comme on déballe un trésor.

Il aimait à partager ainsi ses joies avec Marie. De la voir y prendre part les embellissait à ses yeux. Ce soir, il débordait de bonheur. Être réconcilié avec Gisèle lui faisait oublier qu'entre sa femme et lui planait une ombre. Jouant avec les doigts de Marie, il lui racontait la beauté des bois ravagés, le fleuve lissé de vent, la lutte pour avancer dans la tempête. « Et puis tu savais, dit-il, que Mademoiselle Perceron était très cultivée ? Elle connaît bien Keats et Shelley. Elle aime Guérin. Elle a même lu Charles du Bos et vraiment semble le comprendre ».

« Je vois, répondit Marie, tu vas pouvoir lui prêter « Fondements d'une culture chrétienne ! »

Pourquoi Marie rappelait-elle un livre qu'elle s'était obstinément refusée de lire, malgré que Gérard eût insisté. Gérard alluma, comme s'il avait pu dissiper ainsi l'étonnement que lui causait cette réponse si sèche.

Marie pleurait, la tête enfoncée dans l'oreiller. « Non, non, laisse-moi, cria-t-elle, lorsqu'il voulut dégager son visage et l'embrasser ».

« Je suis une brute ! ma chérie, j'aurais dû penser que pendant tout ce temps là tu t'ennuyais toute seule. Pourquoi t'ai-je quittée, ma petite femme chérie, si tu savais comme je t'aime. Je t'en supplie, ma chérie ».

Gérard avait pris de force Marie dans ses bras. Il sentait que, sous son étreinte, elle allait se calmer. Elle n'était déjà plus si violemment crispée. Comme il l'aimait à cette minute où le remord avivait encore sa tendresse. Contre son épaule, elle hoquetait un peu de ses sanglots qui s'espaçaient, comme un petit enfant contre sa mère.

« Allons, allons, laissez donc votre femme ». Gisèle venait d'entrer apportant le petit Joël. Ils lui imposeraient donc constamment la vue de leurs baisers. Leur attitude la choquait d'autant plus qu'elle l'opposait à la pure intimité intellectuelle dont elle avait éprouvé un si vif plaisir pendant la promenade. Elle vit bien que Marie pleurait. Loin de l'attendrir, ses larmes l'irritaient. « Un artifice de femme, évidemment. Elle veut attirer l'attention de son mari, se faire caresser. Elle est furieuse qu'il fasse tant soit peu d'attention à une autre ».

Gérard, déconcerté, traîna un moment dans la chambre. Il eût voulu reprendre Marie dans ses bras. Une immense tendresse montait en lui. Que Marie était désirable, la chemise dégrafée et le sein nu, sa tête doucement inclinée sur Joël. La tenir contre soi et sentir le goût de ses lèvres, oublier dans la chaleur confondue de leurs corps les équivoques mauvaises dont il sentait entre eux le mur. Hélas ! Gisèle, carrée dans un fauteuil, occupait la place. Elle semblait entre eux deux monter la garde.

Ne sachant que faire de lui-même, il finit par sortir de la chambre. Réfugié dans le fumoir, il s'énervait d'avoir provoqué la tristesse de Marie et de n'avoir pu la dissiper. Il semblait qu'en ce moment tout travaillât contre leur amour, la présence de la garde, la nervosité de Marie, ses propres maladresses. Comment lutter ? Marie n'accepterait pas le renvoi de Mademoiselle Perceron. Ce renvoi d'ailleurs serait injuste, et pourrait nuire à la garde dans la région. Devant ce problème sans solution, Gérard se sentait triste, d'une tristesse qu'il n'avait plus connu depuis son enfance. N'était-ce que cela son beau rêve d'amour, et se dissiperait-il à la première épreuve, comme une nuée sous le vent ?